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Une Église « métisse » pour servir l’unité de la France multiple

L’Église catholique en France serait-elle condamnée au déclin et la société française à la fragmentation en courants ou communautés sans destin commun ? Les deux tendances, bien réelles et perceptibles depuis longtemps, se sont encore manifestées dans la dernière campagne présidentielle avec la faible influence des catholiques, la montée de courants d’opinion inconciliables entre eux, l’affirmation identitaire en réaction à la présence grandissante d’un islam jugé menaçant. Sont-elles pour autant inéluctables ? Je ne le crois pas, et je voudrais dans les lignes qui suivent décrire à grands traits le schéma d’une inversion possible. La vocation de l’Eglise est d’être « catholique », catholique dans sa compréhension et sa vie internes ; catholique dans son rapport à la société. Son atout, c’est d’unir en elle des catholiques « blancs » et des catholiques « noirs ». Si elle accepte résolument de devenir « métisse », elle retrouvera son dynamisme spirituel et pourra travailler efficacement au niveau de la nation à l’unité entre français de souche et français issus de l’immigration.

Le modèle libertaire de la société contesté par les Français issus de l’immigration

L’expression « black-blanc-beur » est datée. Elle peut agacer. A moins de nier l’évidence, elle exprime bien le mélange de la population française d’aujourd’hui. Ce mélange n’a pas été imposé de l’extérieur. Il est en grande partie la conséquence d’une certaine idée de la France : l’entreprise coloniale, qui a poussé notre pays à se constituer un vaste empire à travers le monde, et la croissance économique programmée de l’après-guerre, qui a organisé une immigration de masse à partir de cet empire. Les immigrés, en situation d’infériorité hier, font preuve aujourd’hui d’une grande vitalité démographique, culturelle et spirituelle, et remettent en question le modèle dominant de la société.

Ce modèle dominant, c’est la France à l’héritage multiséculaire, son fond chrétien des origines profondément remodelé par l’esprit des Lumières et l’hédonisme contemporain, par la révolution française, l’exode rural et Mai 68. Du point de vue religieux, cette société est sécularisée : les questions de foi ont tendance à y être renvoyées à la sphère privée et Dieu n’y a plus vraiment droit de cité. Du point de vue des comportements, elle est individualiste : l’intérêt particulier prévaut le plus souvent sur le bien commun, ce qui affaiblit les liens sociaux à tous les niveaux. Du point de vue de la morale privée, elle est relativiste avec la revendication d’une grande liberté dans les mœurs. On peut parler de culture « libertaire », non pas au sens issu du mouvement anarchiste, mais au sens large, dans son refus des autorités et le primat donné au jugement individuel[1].

Les populations immigrées originaires majoritairement des anciennes colonies ne se retrouvent pas dans cette culture libertaire. En particulier, beaucoup de musulmans développent un communautarisme, une contre-société, pour se protéger de ce modèle dominant. L’islam longtemps modéré s’affirme de plus en plus depuis la fin des années 70. Là où la culture libertaire dominante est sécularisée, individualiste et relativiste, les musulmans de France veulent confesser leur foi publiquement et la vivre en communauté selon des règles issues de leurs textes sacrés. Le choc paraît inévitable. La laïcité définie par la loi de 1905 est en difficulté pour fournir un cadre satisfaisant car, comparé au christianisme, l’islam a du mal à distinguer la foi, la société et la loi morale. Dans le paysage des convictions et des croyances, la culture libertaire et le communautarisme musulman sont particulièrement actifs. L’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 est emblématique : il apparaît comme l’affrontement de leurs pointes radicales.

Catholiques « blancs » et « noirs » déstabilisés par la culture libertaire et le communautarisme musulman

À défaut d’être « beure », l’Église de France est bien « black »[2] et « blanche ». Les fidèles issus de l’immigration sont de plus en plus visibles dans les assemblées dominicales avec un dynamisme spirituel différent de celui des fidèles français de souche ou issus de l’immigration européenne. En forçant les traits, on peut dire que les catholiques « blancs » pratiquants appartiennent à des milieux aisés. Leur foi est plutôt cérébrale et intérieure. Ils sont de culture écrite et ont du mal à déployer la puissance du Verbe qui fait jaillir la foi des cœurs. Leurs assemblées tressaillent d’une allégresse peu contagieuse. Alors que les catholiques « noirs », africains, dans leur grande diversité, et antillais, sont souvent moins aisés. Ils témoignent facilement de leur foi avec des mots simples et authentiques. La louange et la joie de vivre sont primordiales dans leur vie spirituelle. Certains ont de véritables charismes de prédication et savent toucher les cœurs bien au-delà de leurs communautés ethniques d’origine. Ces chrétiens « noirs » représentent pour les Églises d’occident une richesse qui n’a pas encore été assez accueillie comme telle. Pour équilibrer le tableau, il faut reconnaître que le catholicisme « blanc », avec sa recherche d’intelligence de la foi et son ouverture sur l’universel, libère en partie les catholiques « noirs » d’une conception parfois étouffante de la famille ou de la trop grande importance accordée aux esprits. Il donne aussi des clés pour répondre aux critiques corrosives de la culture ambiante.

Les catholiques de France ne forment pas des communautés coupées du reste de la société. Ils y sont immergés et, de ce fait, sont soumis à différentes influences qui peuvent les mettre en danger. D’un côté, il y a le danger de l’indifférence religieuse particulièrement chez les catholiques « blancs » plus en contact avec la culture libertaire dominante. Beaucoup, depuis une cinquantaine d’années, ont rejeté la foi de leur enfance ou abandonné la pratique religieuse. Même les plus convaincus ont du mal à la transmettre à leurs enfants. De l’autre côté, il y a le danger que fait courir à la foi le communautarisme musulman, danger plus perceptible chez les catholiques « noirs ». Dans les cités, où les chrétiens sont minoritaires, les codes en usage sont ceux des jeunes musulmans. Ils n’hésitent pas à aborder les questions religieuses. Face à la simplicité de la foi musulmane, les jeunes catholiques ont du mal à exprimer et à justifier la leur, d’autant plus que leur éducation chrétienne se fait dans un contexte de culture écrite. Dans la confrontation orale, même bienveillante, les musulmans l’emportent souvent et des catholiques en nombre significatif rejoignent l’islam. Face à ces deux dangers, il y a l’option identitaire. Les « blancs » des milieux sociaux aisés cherchent leur sécurité dans les communautés intégristes ou traditionalistes. Les « noirs » – ou les « blancs » plus simples – sont attirés par les Églises évangéliques dont la croissance est un phénomène planétaire. C’est un signe des temps à accueillir et à analyser en tant que tel. Nombre de ces communautés ayant un caractère ethnique, leurs fidèles y trouvent pour la foi une expression orale, vocale et musicale correspondant bien à leur culture d’origine.

Devenir Église « métisse » pour rebondir spirituellement

Alors, est-ce la fin de l’Église catholique en France ? Je voudrais risquer une comparaison tirée de l’Histoire Sainte. Environ 600 ans avant Jésus-Christ, Jérusalem est prise par le roi Nabuchodonosor. Le Temple et la royauté disparaissent. Une partie d’Israël connaît l’Exil à Babylone. La crise pouvait sembler insurmontable. Elle a finalement permis un grand bond spirituel. En exil, Israël humilié a compris que son Dieu était universel, Dieu unique pour tous les hommes et créateur du ciel et de la terre. Et les populations juives répandues dans le bassin méditerranéen ont rendu possible l’expansion de l’Église lorsque l’Evangile sera annoncé en monde païen 6 siècles plus tard.

Comme pour Israël au temps de l’Exil, je veux voir dans la situation de faiblesse actuelle de l’Église la possibilité pour elle de rebondir et de vivre sa mission de manière plus universelle ; et je veux voir dans les déplacements de populations actuels le préalable à l’ouverture d’horizons nouveaux pour l’annonce de l’Évangile, même si ce n’est pas forcément pour tout de suite. Dans la Bible, l’Exil apparaît comme une conséquence de l’orgueil d’Israël. Pour nous aussi, il s’agit d’orgueil. Les nations européennes se sont épuisées spirituellement dans la volonté d’étendre leur domination sur le monde entier. Les chrétiens n’ont pas su épouser, face à la traite négrière, la cause des droits de l’homme. Pire, ces derniers ont été affirmés contre l’Église catholique par les tenants des Lumières avec en corollaire, la prise de distance progressive de la culture dominante par rapport à la foi chrétienne.

Comment rebondir ? Si le péché a été de vouloir dominer, le salut viendra dans le désir d’une véritable fraternité avec les dominés d’hier. Il s’agit d’abord de former, « blancs » et « noirs » ensemble, une Église « métisse ». Il s’agit même, pour les catholiques « blancs » de reconnaître leur faiblesse spirituelle et de se laisser régénérer dans leur foi par les catholiques « noirs » en leur donnant la possibilité de déployer leur dynamisme propre. Les « blancs » ont besoin des « noirs » pour réapprendre la joie de croire, le sens de la louange et du témoignage. Ils ont besoin de retrouver cette coloration spirituelle si particulière des Actes des Apôtres nécessaire à l’évangélisation.

Quand je parle d’Église « métisse », il ne s’agit pas d’une nouvelle Église : il n’y en a qu’une. Elle a été fondée par Jésus Christ et se propage d’âge en âge. Il s’agit d’une nouvelle manière de vivre dans chaque diocèse les différences culturelles et spirituelles. Il s’agit de se comprendre, de s’affirmer et de se présenter comme Église résultant de la rencontre des cultures et des sensibilités « blanches » et « noires ». À quoi ressemblera cette Église « métisse » ? Elle saura offrir, en complément des assemblées dominicales, une autre figure plus souriante, moins codifiée, plus interactive, celle des groupes de louange, unissant « blancs » et « noirs ». Leur forme plus libre favorisera l’émergence de différents charismes pour les chants, la musiques, le témoignage, et surtout pour la prédication. L’Église « métisse » doit s’appuyer sur des prédicateurs laïcs en authentifiant leur charisme. Ces groupes deviendront alors des lieux essentiels de la pastorale pour l’enseignement, la transmission de la foi et la préparation aux sacrements à tous les âges. Ils seront la porte d’entrée des communautés. Le partage de vie inhérent à ces groupes se prolongera naturellement par des actes de solidarité. Certains diront qu’on retrouve là plusieurs traits du Renouveau charismatique. Ce n’est pas un hasard, car le Renouveau dérive, comme beaucoup d’Églises évangéliques, du pentecôtisme né au début du XXe siècle dans un contexte noir américain.

Dans l’Église « métisse », les chrétiens de différentes origines trouveront leur équilibre spirituel. Face à la culture libertaire, les « blancs » pourront vivre dans l’Église « métisse » des expériences spirituelles plus directes et plus sensibles. Ils pourront retrouver le caractère oral de la foi et affirmer paisiblement la présence de Dieu dans un monde sécularisé, sans pour autant se construire des forteresses ecclésiales. Et de même, les « noirs » trouveront dans une Église « métisse » ce qu’ils sont si nombreux à rechercher dans les Églises évangéliques. Ils auront le sentiment de ne plus être des étrangers mais d’appartenir à la longue lignée des croyants qui ont marqué l’histoire et la culture de notre pays. S’ouvrira alors pour eux un horizon de destin suffisamment large et solide pour s’affirmer face au communautarisme musulman.

L’Église « métisse » en médiation de la culture libertaire et du communautarisme musulman

En s’affirmant « métisse », il ne s’agit pas seulement, pour l’Église, de se dynamiser mais de se mettre au service d’une fraternité vécue à l’échelle de la nation. Cela se réalise déjà dans beaucoup de banlieues où les paroisses et les organismes d’Église jouent un rôle important dans le soutien des familles en difficulté, quelles que soient leurs origines et leurs convictions. L’Église et les chrétiens sont aussi impliqués dans l’accueil des réfugiés. C’est une manière de témoigner qu’un vivre-ensemble est possible et qu’il commence dans les relations de personne à personne qui se nouent à l’occasion de l’accueil et de l’accompagnement dans les différentes démarches. Les aumôneries de prison sont également des lieux emblématiques du surgissement de l’Église « métisse ». On connaît la forte proportion parmi les détenus de personnes étrangères ou issues de l’immigration. On connaît aussi l’incidence de l’incarcération sur la radicalisation des musulmans. Il ne s’agit pas de faire du prosélytisme mais de témoigner paisiblement auprès des détenus qui fréquentent les aumôneries que la rédemption offerte par le Christ amène à de nouveaux départs dans la vie et non à des actes de violence et de mort.

Plus encore, l’Église « métisse » peut servir la fraternité à un second niveau. Au sein de la société polarisée par la culture libertaire et par le communautarisme musulman, elle peut acquérir un pouvoir de médiation. Déjà, par sa diversité même, elle est en contact avec un large spectre de populations. Mais surtout par sa foi qui conjugue immanence et transcendance, l’Église entend la revendication de neutralité religieuse des uns et celle d’affirmation publique de la foi des autres. Par sa foi qui envisage la personne comme un être de relation, l’Église entend la revendication individualiste des uns et communautaire des autres. Les chrétiens veulent vivre la soumission à la Parole de Dieu dans la liberté de l’Esprit Saint. Alors que les libertaires veulent vivre la liberté de l’esprit dans une soumission minimale aux autorités, et les musulmans la soumission à la parole révélée avec une possibilité réduite d’adaptation au milieu ambiant. Les chrétiens sont bien au centre de ces deux pôles de la société. Il leur appartient de jouer un rôle déterminant dans l’émergence de nouvelles formes de laïcité.

La notion actuelle de laïcité est ambiguë[3]. « Les tenants d’une laïcité étroite voient dans toute religion un ennemi potentiel de la République et de la liberté humaine, et les partisans d’une laïcité ouverte considèrent la République comme la garante de la place des religions, de l’expression des convictions et des croyances ». La laïcité étroite, portée par la culture libertaire, se comporte en religion avec des dogmes dont la remise en cause est une sorte de blasphème. Pour que la laïcité soit véritable, il faut non pas « expulser le religieux de la sphère publique vers le seul domaine privé où il devrait rester caché « mais organiser la représentation des différentes options philosophiques et religieuses au sein de la nation. Ainsi la culture libertaire apparaîtra comme une option parmi d’autres sans pouvoir prétendre incarner l’idéal républicain. C’est à l’ensemble des croyances et convictions représentées que pourraient alors être confiées les questions d’éthique, d’identité nationale, de programmes scolaires, d’orientations sociales ou culturelles… Elles seraient investies de la mission d’effectuer les arbitrages nécessaires pour vivre ensemble au sein de la nation.

L’Église est, par vocation, signe et instrument de communion. Elle le vit d’abord ad intra, et la présence en elle de catholiques de toutes origines constitue un défi à relever, c’est le défi de l’Église « métisse ». Dans le même temps, l’Église ne peut rester centrée sur elle-même. Elle cherche à vivre cette communion ad extra. Ce n’est pas un autre défi mais un aspect complémentaire du même défi. Si l’Église n’assume pas pleinement son rôle de médiation, la culture libertaire et le communautarisme musulman risquent de s’affronter toujours plus sans autre solution que la victoire de l’un sur l’autre. L’Église est déjà engagée dans un double dialogue. Côté culture contemporaine, l’urgence environnementale pousse à dépasser l’individualisme. Le concept d’écologie intégrale proposé par le Pape François vient rejoindre cette préoccupation. Côté islam, des musulmans veulent croire en vérité mais aussi en liberté pour interpréter et adapter les enseignements de leur foi au contexte actuel laïc et pluri-religieux. Ils trouvent naturellement chez les chrétiens des partenaires prêts à réfléchir et à œuvrer ensemble, selon la ligne exigeante d’ouverture et de dialogue tracée par Charles de Foucauld, les martyrs d’Algérie et, d’une certaine façon, Jacques Hamel. L’Eglise doit devenir force de proposition et d’action pour promouvoir la fraternité dans le respect des convictions et des croyances de chacun. C’est la grandeur de sa vocation actuelle. Libérés de l’illusion d’une « chrétienté » à reconstruire, mais aussi de la peur de disparaître, les chrétiens sont appelés à une grande aventure spirituelle, à la fois culturelle, religieuse, sociale et politique, avec à l’horizon une France multiple réaffirmant son unité.

P. Thierry de Lastic

prêtre du diocèse de Versailles

[1] Il est bon de préciser que tous les grands partis politiques, y compris le Rassemblement National, baignent largement dans cette culture libertaire.

[2] Je prends surtout en considération les chrétiens d’origine africaine et antillaise à cause de leur nombre, des échanges culturels et spirituels qui les unissent à notre pays depuis longtemps et de la présence toujours plus importante de prêtres africains dans nos communautés. On pourrait parler aussi des chrétiens tamouls, du Sud-Est asiatiques, de l’Océan Indien…

[3] J’emprunte aux évêques de France la description de la laïcité étroite ou ouverte. Conférence des Évêques de France, Dans un monde qui change retrouver le sens du politique, 2016, pp62-63.

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