La Société des amis des Noirs (1788)

En 1685, au moment de la publication du Code noir, on recensait 20.000 esclaves aux Antilles. Un siècle après, en 1788, ils seront  700.000, dont 450.000 rien qu’à Saint-Domingue. Ils représentent 50 % de la population des Antilles en 1685, et  86 % en 1788 : ils y constituent donc l’immense majorité d’un peuplement asservi, alors que l’empire colonial connaît entre 1763 et 1790 son apogée, car c’est à cette époque que les cultures tropicales (canne à sucre surtout, mais aussi café, coton, et tabac) rapportent le plus d’argent. Il est clair que cela ne peut pas durer à long terme. La Société des amis des Noirs en a bien conscience et va faire avancer les idées antiesclavagistes à la veille de la Révolution Française.

Les Encyclopédistes et la Franc-Maçonnerie

         On aurait pu penser que l’esprit des Lumières, avec le combat des philosophes du XVIIIe siècle contre toutes les formes d’arbitraire, aurait eu une incidence sur la traite et l’esclavage. Dans les faits, il n’en fut rien ! Certes, les Encyclopédistes – Diderot en tête – condamnent l’esclavage. Dans l’article “Traite des Nègres” de l’Encyclopédie, le Chevalier de Jaucourt réfute les justifications économiques de l’esclavage : « On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? […] Les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles et criminelles ? […] Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux ! » Jaucourt est d’ailleurs convaincu que les dites colonies trouveraient à s’adapter à la suppression du système esclavagiste en ayant recours à des travailleurs libres, dont le  sort ne serait d’ailleurs guère plus enviable…

 

Une plantation sucrière. En haut à droite la maison du maître dominant l’ensemble, avec en contrebas les « rues cases-nègres ». A gauche : les bâtiments dédiés à la production de sucre.  A l’arrière : les champs de cannes. Le travail des esclaves n’est pas montré. Source : Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, planche pour illustrer l’article « sucrerie ».

Il n’empêche que les belles planches de l’Encyclopédie montrent l’économie des plantations et l’esclavage de façon édulcorée et la condamnation morale en France ne se traduit pas dans les faits sous les tropiques, d’autant plus que les esprits éclairés n’y sont guère opposés. Ainsi, le vaste réseau de la franc-maçonnerie, à laquelle appartiennent la grande majorité des colons et bon nombre d’armateurs s’adonnant au commerce triangulaire, n’a pas inclus dans ses convictions humanistes la condamnation de la traite négrière et de l’esclavage. Et comme le dit l’éminent historien du siècle des Lumières Jean Ehrard : « C’est seulement dans les dernières années de l’Ancien Régime que quelques administrateurs lucides, quelques penseurs pionniers d’un nouvel ordre économique et social en viennent à concevoir l’abolition de l’esclavage comme une réforme inévitable et indispensable. »

La Société des amis des Noirs

En février 1788 est fondée la « Société des amis des Noirs » par le journaliste et essayiste Jacques Pierre Brissot, le banquier Etienne Clavière et l’abbé Henri Grégoire sur le modèle d’une société anglaise créée la même année. Le gouvernement et le parlement britanniques furent d’ailleurs toujours en avance sur les pouvoirs publics français pour dénoncer et abolir la traite (1807) et l’esclavage (1833). Cette « Société des amis des Noirs » est bien la première organisation  antiesclavagiste française. Petite assemblée d’élite, elle réunissait des personnalités libérales et humanistes à la fois dans la bourgeoisie et dans la noblesse éclairée comme le mathématicien et philosophe Condorcet, le publiciste et tribun Mirabeau, ou le héros de l’indépendance américaine La Fayette. Elle constituait un groupe de pression plutôt qu’un mouvement susceptible de mobiliser les foules. Néanmoins, le contexte révolutionnaire dès l’été de 1789 devait lui permettre de porter sa cause sur la place publique.

Portrait de l’abbé Henri Grégoire (1750-1831)
par Pierre Joseph Célestin François, 1800 (musée Lorrain).

La Société ne défendait pas un programme abolitionniste strict, mais un antiesclavagisme graduel, dans lequel la fin de l’esclavage n’apparaissait que comme le résultat ultime de mesures destinées à adoucir progressivement la condition des esclaves. Son objectif immédiat était d’interdire la traite négrière, une mesure à même d’encourager une transformation progressive du système colonial. Un tel programme, pourtant très mesuré, va se heurter d’emblée aux tenants de l’immobilisme social, aux Antilles et aux Mascareignes, qui refusent toute discussion sur le sujet.

La plupart des dirigeants et des membres de la société des amis des Noirs furent d’ailleurs par la suite des révolutionnaires modérés – proches des Girondins – et ils seront balayés par la Terreur montagnarde. Seul l’abbé Grégoire échappera à la répression et demandera « la mise hors-la-loi du commerce infâme. » C’est sous son impulsion et celle de Danton que la Convention finira par abolir l’esclavage en 1794.

Le texte officiel demandant l’abolition de la traite.
A noter dans le médaillon : Ne suis-je pas ton frère ?

    

Le début de la Révolution

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits déclare sans l’ombre d’une restriction l’article 1 de  la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen promulguée le 26 août 1789. Les colons propriétaires de vastes plantations dans les Antilles, et d’abord à Saint-Domingue, ont envoyé une dizaine de députés à l’Assemblée nationale. Avec les députés métropolitains, défendant les intérêts des armateurs et des négociants des ports qui profitaient de la traite négrière, ils y ont constitué un puissant lobby – le club de Massiac – qui accuse la société des amis des Noirs de vouloir propager le désordre et la ruine économique dans les îles tropicales, et ils demandent que cette Déclaration des Droits ne soit pas appliquée dans les colonies. Les colons tentent même de s’opposer à la reconnaissance des droits civiques accordés aux hommes libres non blancs, qu’ils soient mulâtres ou noirs, par le décret de l’Assemblée nationale du 28 mars 1790. Il faudra pas moins de deux années pour que ce décret soit enfin appliqué.

Mais un fait majeur va changer la donne sur place : la révolte des esclaves à Saint-Domingue, la future république  d’Haïti, qui éclate le 22 août 1791, comme nous le verrons dans le prochain article Le soulèvement en Haïti (1791).

A suivre…

José Maigre

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